Juillet fredonne sa plus belle mélodie, et la radio sur la terrasse de la maison de ma mère chante un remix de Rivers of Babylon, vieux classique des années 70.
Je viens d’une famille qui « rock around the clock ». Été comme hiver, on ne s’en sort pas : on danse le Pata Pata de Miriam Makeba ; on fait des cha-cha-cha sur Capital Tropical ; puis on se déhanche sur Douliou Douliou Saint-Jean-sur-Richelieu. Que ce soit à l’occasion d’un brunch ou d’un souper, Ce soir on danse ! est la trame sonore de nos partys. C’est ainsi, certaines familles se réunissent autour d’une boîte de Froot Loops, d’autres autour de Footloose.
Aujourd’hui, on fête Marielle, ma grand-mère, et Lisette, sa sœur aînée. Tout le monde s’est déplacé, tout le monde a apporté soit un sac de chips, des petits sandwichs, des biscuits ou une salade de macaroni. Entre les gorgées de sangria et de bière en canette s’échappent de joyeuses et banales conversations.
Au son de la musique, je me dandine, grignote des raisins et des crudités bien coupées. Je sème des rires. À gauche, à droite. « Do wah diddy diddy dum diddy do ! »
Chez moi, la timidité ne mange pas autour de la table ; elle dort dans le fond d’un placard. Et c’est tant mieux ! Ça laisse plus de place pour l’humour, la franchise et la simplicité. Oui, chez moi, on « twist and shout » !
En cette fin de journée, le plaisir est au rendez-vous ! La vie se la coule douce, et moi aussi. Passer du temps avec sa famille, ses amis ou l’élu de son cœur reste, selon moi, un des plus grands bonheurs de la vie.
Bref, vient enfin le moment tant attendu : le gâteau. Ma marraine, véritable reine pâtissière, a cette fois-ci créé un chef-d’œuvre digne de la saison : un shortcake aux fraises et aux bleuets. Mes papilles gustatives se régalent à la vue du monstre de dessert qui trône au centre de la table. Sous les bougies allumées, on entame tous le fameux Joyeux anniversaire. Puis, sur la dernière note de notre chant de famille, Lisette, âgée de 81 ans, sourit, place ses lunettes, appuie ses mains sur la table et se lève. Alors qu’elle prend son souffle, on retient le nôtre. C’est qu’on jurerait que Lisette s’apprête à éteindre un feu de forêt. Vêtue d’une chemise mauve fleurie, elle se penche au-dessus de l’énorme pâtisserie; nous, au-dessus de la table. Tous intrigués de savoir si on va manger ou non du dessert ce soir.
Sur notre chaise, en signe de détresse, on branle un peu les fesses… à gauche… à droite. Derrière nos lunettes de soleil, on écarquille les yeux, on entame tous une prière : on demande à Dieu d’épargner notre gâteau. Oui, c’est un SOS ! Tititititititi !!!
Silencieux, on pense tous à la même affaire, on voudrait se prononcer, mais la politesse nous l’interdit. On n’a pas la langue dans notre poche, mais on sait la faire tourner quand il vaut mieux ne pas parler. Sauf ma grand-mère, qui, sans aucune retenue, ordonne : « Lisette, crache pas dans le gâteau, là ! »
Au son d’un éclat de rire collectif, Lisette a fait le saut, replacé ses lunettes et ravalé la moitié de son air avant de souffler les bougies. Puis, le gâteau a dit : « Fiou ! »
Je n’ose imaginer ce qui serait arrivé si ma grand-mère n’avait pas parlé. Notre belle pâtisserie aurait été anéantie par un restant de sandwich au poulet… Tout ça à cause d’un manque de précautions, d’attention, d’un peu trop d’air, ou d’un dentier mal collé. Au moment de distribuer les pointes, certains auraient soudainement décidé d’entamer un régime, d’autres auraient prétendu une allergie aux petits fruits, et plusieurs auraient mangé juste le dessous du dessert. Oui, cet instant d’inadvertance aurait détruit l’apogée de la fête. La sucrerie de ma fée-marraine aurait perdu un peu de sa magie.
Pendant que je ravalais mon fou rire, j’ai réfléchi : combien de fois crachons-nous tels des lamas dans les gâteaux que la vie nous sert, dans notre propre travail acharné ? Parfois, à cause de notre insouciance, de notre propre négligence, parce qu’on veut aller vite. Parce qu’on prend les choses et les gens pour acquis ? D’autres fois, pour se défendre, convaincus que c’est trop beau pour être vrai, ou parce qu’on a peur de souffrir. Oui, souvent, on sabote ce qui nous est le plus précieux, les meilleurs morceaux de la vie. On ne fait pas attention, consciemment ou non. Après avoir détruit, on regrette notre manque de délicatesse, notre perte.
Bon, c’est certain, Lisette ne voulait pas sacrifier volontairement son shortcake. À moins qu’elle eût le projet de le garder pour elle toute seule. Qui sait ?
Après que tout le monde eut mangé sa pointe de dessert, on a remis les cadeaux. Puis on s’est promis qu’on se reverrait au prochain gâteau.
D’ici là, je tenterai de dresser mon lama et de chérir avec soin toutes mes petites douceurs. Car c’est grâce à elles si la vie est délicieuse, n’est-ce pas ?!