« Regardez-moi, Votre Honneur, j’ai les yeux de Bambi, la shape d’une gazelle, pis j’suis aussi douce qu’une peau d’ours. De toute évidence, c’pas moi la coupable. C’est lui !
– Bon, bon, on se calme. Monsieur prétend que vous n’êtes pas blanche comme neige.
– Il ment, madame la juge ! Et de quoi peut-il m’accuser, de toute façon ? J’ai tout fait pour lui. J’étais un guichet automatique de générosité. Lui, un vrai Picsou du cœur ! J’vous l’dis, un pissou ! Le plus trouillard de tous les canards !
– Assoyez-vous, madame. On va reprendre l’histoire depuis le début.
– Correct.
– Donc ! Il a dit : « Hi, Barbie girl ! »
– Et j’ai répondu : « Hi, Ken ! »
– Il vous plaisait ?
– Oui, beaucoup.
– Ensuite ?
– Il m’a demandé: « You wanna go for a ride ? »
– Vous avez répondu : « Sure, Ken ! » Et c’est là qu’il vous a dit : « Jump in ! Come on, Barbie, let’s go party ! » Et, selon ses dires, vous auriez rétorqué : « Ah-ah-ah-yeah !!! » Monsieur affirme vous avoir posé la question à plusieurs reprises. Et vous auriez conclu en disant : « Uu-oooh-u, uu-oooh-u!!! » Vous étiez donc heureuse ?
– …
– Oui ou non ?
– Oui…
– Avez-vous accepté sous l’effet de la menace ? Est-ce que Ken a utilisé la force d’une quelconque façon pour vous convaincre ?
– Y’a des gros bras, madame la juge, il s’entraîne, vous savez. Pis y’a des tattoos, dangereux ça !
– Madame Barbie…
– Non, il était charmant comme tout.
– Vous étiez donc consentante pour une promenade sur les chemins de l’amour ?
– Oui. Mais j’croyais que c’était pour la promenade d’une vie. Mais non, on s’est retrouvés dans le fond d’un sous-bois. Plusieurs fois ! Y avait des marécages, des crocodiles, des sables mouvants…
– Ken vous accuse d’avoir été exigeante et insatisfaite.
– N’importe quoi… Moi ? Exigeante ? Voyons ! Pas plus que les autres. J’ai demandé le minimum : honnêteté, authenticité, fidélité, engagement, générosité, attention, amour, respect, temps de qualité, projets communs, du sexe qui déménage ! La base, là. De la joie, du plaisir, de la complicité, du partage, de la communication pis beaucoup de bonheur ! C’est tout. Pas plus. Je ne demandais pas qu’il m’emmène sur la lune, moi. Pluton aurait fait l’affaire.
– Monsieur affirme que vous vouliez contrôler sa conduite. Il dit que vous vouliez le changer.
– Mensonge. Gros mensonge ! J’ai JAMAIS essayé de le changer. Jamais ! Je l’aimais, moi. Franchement…
– …
– J’ai essayé de l’aider. Pas pareil, ça.
– Vous avez essayé de l’aider ?
– Oui, il conduisait tout croche. Monsieur n’aime pas la loi. J’ai voulu l’aider en le ramenant sur le droit chemin.
– Expliquez-vous, s’il vous plait.
– Quand je l’ai rencontré, Ken était brisé. Pis son char était poqué en maudit.
– Et vous ?
– J’suis une victime.
– Quand vous l’avez rencontré, dans quel état étiez-vous ?
– Une vraie guerrière, une bunny girl, une femme de rêve !
– Ken dit que vous faisiez du pouce sur le bord de l’autoroute de l’amour
– Pantoute ! J’me faisais bronzer. J’aiguisais mon épée.
– …
– Bon, un peu… J’venais de débarquer d’une longue balade un peu ennuyeuse. J’avais besoin d’aventure… j’avais envie de changer de direction… j’étais déprimée… et je l’ai vu passer. Y’était beau, charmant, drôle, pas plate, tsé. Sa voiture faisait « vroum-vroum ! », « boum-boum ! ». J’avais jamais embarqué avec un bad Ken. C’était excitant.
– Mais vous saviez qu’il y avait un risque d’embarquer avec lui ?
– M’en suis aperçu en cours de route.
– Avez-vous essayé de débarquer ?
– Non. J’ai bouclé ma ceinture, j’ai mis un casque sur ma tête, des lunettes de construction sur mes yeux, une bonbonne d’oxygène dans mon dos, des swim aids autour de mes bras, un sifflet dans ma bouche, pis je me suis attachée comme il faut sur mon siège, parce que ça brassait en titi, madame la juge ! Des montagnes russes à côté d’une ride avec lui, c’est une balade en ponton, c’est moi qui vous le dis.
– Monsieur dit vous avoir avertie qu’il n’était pas doué pour les longues balades sans accrochages. Qu’il avait une tendance au sabotage, particulièrement avec les plus gentilles Barbies.
– C’est vrai. Pis il a dit « qu’il ne savait pas où il s’en allait ».
– Vous étiez donc en connaissance de cause, et vous avez tout de même décidé de monter à bord ?
– Oui. Mais il disait aussi qu’il m’aimait, que j’étais la plus belle, qu’il ne voulait pas me perdre. Alors je me disais qu’avec moi ce serait différent. J’avais l’idée de lui montrer le chemin, en pensant qu’il n’avait pas eu la chance d’avoir rencontré une Barbie comme moi. Mais je me répète, le seul changement que je faisais c’était son changement d’huile.
– Oui, Ken a dit que vous étiez extraordinaire pour les changements d’huile, mais…
– Merci, Votre Honneur. Oui, la plus sensationnelle de toutes les sensationnelles !
– Mais il ne parlait pas de ça quand il affirmait que vous vouliez le changer.
– J’sais pas de quoi vous parlez.
– Madame Barbie…
– Ok, je lui ai dit de changer sa conduite.
– …
– D’aller suivre une formation pour apprendre à réparer et entretenir son moteur tout seul. Que ce n’était pas en buvant toutes les bouteilles qui traînaient dans le fond de sa voiture qu’il allait trouver le manuel d’instruction. J’ai fait ça pour son bien.
– …
– Pour qu’il arrête de nous emmener dans le champ pis dans la rivière. Pour qu’il soit mieux.
– Lui ou vous ?
– Les deux.
– Ça ressemble à du contrôle déguisé en gestes de générosité.
– C’est pas comme si j’avais voulu changer la couleur de ses bas, tsé. De toute façon, Ken avait des beaux bas. Oui, très beaux. Pis ça matchait toujours avec ses souliers et ses pantalons.
– …
– Même chose pour ses bobettes. Belles bobettes. Ah, pis dans ses bobet…
– Concentrez-vous, sinon je vous fais embarquer pour entrave à la justice.
– J’me calme, j’me calme.
– Monsieur vous accuse aussi d’agressivité et de jalousie.
– Il a dit ça…
– …
– Pas au début. Vers la fin, oui… un peu… beaucoup… C’était à cause de ses comportements.
– Ses comportements ou votre manque d’estime ?
– Les deux. Mais il avait aussi un gros problème d’estime. Je l’ai su quand j’ai découvert sa collection de poupées. Quand je dormais, il sortait ses bouteilles du coffre de sa voiture et s’amusait avec tout plein de Barbies; il les faisait parler, les faisait marcher; il les déshabillait; il les assoyait, les faisait s’agenouiller, les pliait, les écartait. C’est là que j’ai commencé à être jalouse et agressive, quand j’ai compris que je ne suffisais pas à Ken.
– Expliquez-moi : pourquoi n’avez-vous pas quitté Ken?
– J’ai essayé. Des dizaines de fois. Mais…
– Mais…
– Mais je partais et revenais. Je l’aimais, madame la juge. Puis il disait qu’il faisait des efforts pour changer, il pleurait. Étrange, mais je comprenais sa souffrance. Je voulais sauver mon Ken. Lui montrer que j’étais la plus forte de toutes les Barbies, même si j’avais des petits bras sans tattoos. C’est lui que j’avais de tatoué sur le cœur. Puis il était devenu le centre de ma vie. J’existais à travers lui. Pas facile de quitter le sens de son existence. Il avait aussi de très grandes qualités. J’me disais que j’étais capable, que j’avais juste à mettre plus de mon amour dans son moteur. J’voulais réparer ses morceaux cassés. J’avais plein d’outils dans ma sacoche.
– Donc, Ken était dépendant de vous et des autres Barbies, et vous étiez dépendante de Ken ?
– C’est ça. J’arrangeais mes outfits pour lui plaire, et il empruntait les outfits de tout le monde pour séduire le plus grand nombre de poupées possible. À la fin, on savait plus qui on était. On était trop déguisés.
– Si je comprends bien, Ken cherchait le bonheur entre les jambes de ses Barbies, et vous cherchiez le vôtre dans les bras de Ken ?
– Vous devez nous juger, non ?
– Cette histoire est loin d’être originale, malheureusement. Si vous saviez ce qui passe derrière les portes fermées.
– J’croyais qu’en le réparant, je me réparerais.
– Aucune Barbie n’a suffisamment d’outils dans sa sacoche pour réparer Ken. Et Ken n’a pas tout ce qu’il faut pour remplir à lui seul le trou dans le coeur de Barbie. Chacun doit se réparer soi-même.
– Pas vrai. Regardez Belle !
– Qui ?
– Belle sauve la Bête grâce à son amour.
– Mais Belle ne veut pas changer la Bête. Elle l’accepte pour ce qu’il est : une bête. Et c’est parce qu’elle l’aime tel qu’il est qu’il devient une meilleure version de lui-même.
– Mais d’une fois à l’autre, Ken repoussait mes limites. Plus j’acceptais, plus j’en faisais, moins ça fonctionnait, plus la situation empirait, moins je me sentais aimée, et plus il se sentait contrôlé.
– Des fois, accepter l’autre implique de s’en éloigner, pour se respecter. Au fond, qu’est-ce que ça vous donnait de faire tout ça ?
– J’aimais qu’il ait besoin de moi, je me sentais utile. Puis ça me donnait l’impression que jamais il ne pourrait m’abandonner. Mais tout ceci faisait ressortir tous les mauvais côtés de ma personnalité. Je ne m’aimais pas à ses côtés. J’étais une malheureuse et vilaine Barbie. Je ne me reconnaissais plus.
– …
– Vous avez raison, j’ai essayé de le changer. C’était ma seule façon de garder le contrôle sur la situation, la seule façon que j’avais de ne pas sombrer à ses côtés.
– Vous admettez l’avoir manipulé en le couvrant d’affection et de petits soins ?
– J’voulais juste qu’il m’aime. J’savais pas comment m’y prendre, madame la juge.
– Tout comme lui ne sait pas comment s’y prendre pour se faire aimer.
– Suis-je coupable d’avoir trop et mal aimé ?
– Au delà de tout ce que Ken a fait, vous devez reconnaître que vous étiez, d’une certaine façon, sa complice. Vous avez accepté de jouer avec lui. Vous avez choisi consciemment d’embarquer avec Ken. Et c’est là qu’est votre responsabilité. Ça vous nourrissait, d’une certaine façon.
– Suis-je coupable, madame la juge ?
– Non responsable de complicité pour les meurtres non prémédités de votre dignité et de votre relation amoureuse avec Ken. Je vous condamne donc à plusieurs mois de travaux forcés sur votre personnalité.
– Que dois-je faire ?
– Vous devrez transférer toute l’énergie et toutes les forces que vous avez déployées à le réparer lui vers votre propre guérison, votre propre réparation.
– Ensuite ?
– Ensuite, vous serez libre, Barbie, enfin libre d’être pleinement ce que vous êtes. Et c’est là que commencera le véritable conte de fées ! »
Ouvrages de référence:
- Ces femmes qui aiment trop (1 et 2), Robin Norwood, Éditions J’ai lu, 2013.
- Le syndrome de Tarzan, Pascale Piquet, Béliveau éditeur, 2015.