Hamlet a dit : « Être ou ne pas être : telle est la question. »

Ma génération a répondu : « Paraître. »

Le milieu du travail a rétorqué : « Faire ! »

Les yogis ont murmuré : « Inspire…Expire… »

Ma thérapeute m’a confirmé : « Être. »

Mes amis ont soupiré : « Lâche prise. »

Et moi ? Perdue au milieu d’un chaos de voix contradictoires, je ne savais plus distinguer celle qui était réellement moi de celle qui s’entêtait à bien paraître.

Enfin, je l’avoue : je suis une « anormale anonyme ».

Vous ?

J’ai tant voulu atteindre les standards de la société. Profondément, ce n’est pas moi.

Chaque fois que j’ai mis le pied dans l’esprit trop carré de cette société, j’ai eu le sentiment de passer à côté de la vie. Oui, la normalité m’ennuie à mourir, même si ne pas y répondre m’a fait souffrir pendant de nombreuses années.

Longtemps j’ai vécu avec cette dualité, longtemps j’ai cherché ma véritable identité. Alors que ce processus semblait si simple pour certains, il relevait de l’exploit chez moi. J’ai camouflé mes désirs ; effrayée par l’échec, mais culpabilisant à l’idée de réussir.

J’ai maquillé mon visage dans l’ultime but de plaire. J’ai emprunté des habits qui ne m’allaient point avec pour seule motivation cachée celle d’être reconnue. Surtout, j’en faisais trop. Parce que j’avais peur qu’on ne me choisisse pas si je me contentais d’être simplement moi. Encore, des fois, je me vois faire, je m’entends parler, et j’en fais trop. Devenir indispensable a longtemps reflété le but ultime de mon existence. Je me suis identifiée à mon travail. Je me suis projetée dans l’être aimé. Je me suis laissée tatouer par les dires d’autrui. Obsédée par un objectif extérieur — celui de plaire à tout prix —, mes comportements compulsifs me permettaient de ne pas faire face à mes propres confits. Lorsque la réalité me faisait flirter avec des états dépressifs, parce qu’elle me décevait, je la déguisais et croyais en mon magnifique mensonge, seule dans le pays de mes envies inassouvies.

Des fois, c’est plus facile de remettre la responsabilité de sa vie dans les mains d’autrui. Par manque de confiance et d’estime.

Depuis deux ans, je m’acharne à changer ce comportement. Moi qui avais l’habitude de m’appuyer sur tout : famille, amis, travail, reconnaissance artistique, amour, j’ai décidé, de mon plein gré, d’apprendre à marcher telle une funambule sur le fil de mon équilibre intérieur, peu importe les intempéries. Oui, j’avais le désir de me sentir pleine, et ce, sans rien ni personne. Pour ce faire, j’ai mis mon ego sous haute surveillance. Je l’ai analysé sous toutes ses coutures. Au point de le connaître par cœur et de le voir venir avec ses gros sabots. Chaque fois qu’il recommence ses petites pirouettes, je le ramasse par le collet et lui remémore tous les mauvais souvenirs résultant de ses comportements destructeurs. J’ai aussi eu à reconnaître et accepter tout ce qui me semblait anormal chez moi.

N’empêche que lorsqu’on se débarrasse de vieilles habitudes, le vertige nous prend. On dirait qu’on ne sait plus trop comment Être. Créer de nouveaux repères exige temps et patience.

Plus simple d’être quelqu’un d’autre que d’être soi, n’est-ce pas ?

Une amie à moi m’a dit ceci : « Il n’y a personne de normal. Personne. La normalité demeure relative. Ce qui est normal ici ne l’est pas forcément ailleurs. Et vice-versa. »

Pourquoi tant d’acharnement à correspondre à une image ?

Arrêtons de croire que l’univers tourne autour de nous et que la Terre entière surveille nos faits et gestes. Car il n’en est rien. Tout un chacun est bien trop occupé à se regarder le nombril.

Est-ce que ça vous arrive de vous sentir « anormal » ? Je parie que oui.

Voici quelques traits de mon anormalité (vous pourrez comparer avec les vôtres) :

– dans les bars, j’aime boire du jus d’orange ;

– des fois, je fais mon lit à 21 h, et je le défais à 22 h ;

– le matin, j’adore danser dans mon salon. Oui, j’ai des ampoules aux pieds avant le lever du soleil ;

– toujours, je laisse une croustille dans le fond du sac, un biscuit dans la boîte, une bouchée de repas dans un contenant. Mes soupers ressemblent à des 5 à 7 ;

– je mange des raisins dans le bain ;

– je sors mes décorations de Noël au mois d’août, mais les range le 25 décembre ;

– la retraite ne m’intéresse pas. J’ai réellement le désir de travailler jusqu’à la fin de mes jours ;

– je jase toute seule ;

– quand je suis fâchée, dans ma tête, je raconte ma colère à Tout le monde en parle. Et tout le monde confirme que j’ai raison. Évidemment ;

– j’aime aller à l’épicerie en robe et talons hauts ;

– Je me fais des tatouages qui partent à l’eau et je me sens cool ;

– je ne sais faire la différence entre de la cocaïne et de la farine — je sniffe de la lavande ;

– la seule fois où j’ai eu un joint dans ma bouche, j’ai eu le réflexe d’expirer plutôt que d’inspirer. J’en ai conclu que ce n’était pas pour moi ;

– je joue à la cachette avec ma petite chienne ;

– je monte sur le bord de la baignoire pour voir le bas de mes outfits dans la glace de la salle de bain ;

– certains souffrent d’anxiété à l’idée de perdre leur emploi ; je suffoque à l’idée de travailler au même endroit jusqu’à la fin des temps ;

– j’ai une intuition à tout casser, au grand désarroi des hommes qui sont passés dans ma vie ;

– quand je mange, je décortique la nourriture ;

– ça m’arrive encore de sauter dans mon lit ;

– quand je ne vais vraiment pas bien, je ramasse mon oreiller et m’étends dans mon walk-in : mon temple de méditation.

Bref, j’adore les marginaux, ceux qui sont pointés du doigt. Ils jouissent d’une ouverture d’esprit que la plupart des gens « normaux » n’ont pas. Ils refont le monde, le redessinent, ont la capacité de le voir autrement. En leur compagnie, je suis librement moi; je me sens enfin « normale ». Et si on regarde ça de plus près : ceux et celles qui ont permis à notre société d’évoluer étaient, pour la plupart, d’étranges moineaux.

J’assume : je suis anormale.

Si vous vous sentez encore bizarre après tout ce que je viens de vous confier, appelez-moi. Il y a fort à parier que l’on deviendra de très bons amis.

Pin It on Pinterest