Assise dans le parc d’une petite ville nommée Caïbarien, je tentai de me connecter au réseau Internet cubain. Péniblement. Et je soupirai de toute mon impatience nord-américaine, fatiguée. Car la veille au soir, j’avais dansé à la cubaine : j’avais fait l’amour sur le plancher de la disco. Parmi des silhouettes habillées de sensualité, j’avais regretté ma garde-robe et pensé déménager dans les Caraïbes. Mais cette idée s’était éteinte en même temps que les projecteurs de la piste de danse.
Douce évasion de la réalité cubaine.
Je me levai et changeai de banc. Dans le parc, le réseau jouait à la chaise musicale, sur des airs de reggaeton qui s’échappaient des bicitaxis et des coches colorées. Et les chiens errants dormaient aux pieds de tous ces autres qui cherchaient désespérément à se connecter au reste du monde.
Ce matin-là, je m’étais rendue chez Etecsa — fournisseur monopolistique des services de télécommunication appartenant au gouvernement cubain. Sur le trottoir, je m’étais demandé si les oiseaux avaient le droit de voler au-delà des Cocos. Car je savais bien que tout ce qui se trouvait sur l’Île était enchaîné à l’ombre de Castro. Cubains inclus. Mais bref… Le commerce avait tardé à ouvrir ses portes. Les Cubains avaient attendu dehors, sans se plaindre. Puis il y avait eu un Indien et moi qui avions grommelé. Mais pas les Cubains. En silence, ils avaient pesé chacun de leurs mots. Car à Cuba, la parole est lourde de conséquences. Sauf pour les cancans du village. Sous les auvents, dans la calle, ça bavardait et ça potinait ! Parce que dans le pays de Fidel nombreux sont les infidèles. Du moins, c’est ce que tout le monde m’avait raconté au Canada.
Qui sait ?
Enfin à l’intérieur, j’avais fixé le téléphone dans le présentoir vitré barré à clé. Un appareil muni d’un fil. J’avais écarquillé les yeux en apercevant l’objet désuet vendu environ au prix du salaire mensuel cubain, soit une trentaine de dollars canadiens. Sur le comptoir, j’avais étendu mes CUC et tout mon vocabulaire espagnol en échange de quelques heures d’Internet. Puis, j’avais quitté le commerce bleu.
En sautillant sur les trottoirs inégaux troués, j’avais envoyé la main au muchacho qui avait hurlé mon nom, assis dans son taxi. Et j’avais souri lorsqu’une calèche avait ralenti ma course. La romantique en moi se sentant presque dans le Vieux-Montréal. J’avais suivi bicyclettes, motocyclettes, chevaux et crabes égarés… Puis un énorme autobus m’avait presque écrasée, transportant avec lui des employés des hôtels de Gaviota, qui, je savais, ne rentreraient pas avant le coucher du soleil.
Vêtue de ma robe fleurie, j’avais poussé la porte de la tienda et fouillé les tablettes à moitié vides, en quête d’un peu d’huile; à Caïbarien, on économisait le liquide à cuisson, car il n’y en avait plus. Nulle part.
Même le petit magasin baignait dans la pauvreté : une cinquantaine de toilettes emballées dans des boîtes dont le quart d’entre elles portaient l’étiquette « brisée » ; des ballons de plage ; de vieux souliers ; quelques vêtements ; des liqueurs ; des boîtes de biscuits ; des dentifrices ; des parfums ; une poupée ; un diluant à vernis à ongles ; deux rouges à lèvres ; des cubes de bouillon de poulet ; des paquets de pâtes.
J’avais soupiré, affamée de l’abondance de mon pays.
À Cuba, il manquait de tout. Et quand je me mettais à y penser, la peur me terrassait. Trop habituée à vivre dans le luxe. Sans le savoir…
Enfin, derrière la caissière, j’avais déniché une bouteille d’huile d’olive vendue plus cher que la moins bonne des huiles du Québec. Denrée rare que j’avais décidé d’acheter. Tenant fermement mon trésor en main, j’avais quitté le commerce et avais marché en direction du parc, sous le sifflement des hommes perchés sur les toits.
Marcher… Un de mes passe-temps favoris. Un peu plus tôt, à l’hostal El Megano, j’avais essayé d’expliquer aux Cubains mon amour pour la randonnée. Ils m’avaient dévisagée. Et j’avais compris que si l’action de marcher au Canada confirmait la santé, à Cuba, elle racontait la pauvreté.
Le monde à l’envers.
Dans le parc, la vie était belle. Du moins, pour moi. Car je savais que dans le fond de mon bagage traînait source de bonheur : mon passeport canadien. Et je pensai… Et si j’avais été cubaine ? Si j’avais été contrôlée jusque dans ma chambre à coucher ? Si je n’avais pas eu le droit de crier à l’injustice ? Si je n’avais pas pu m’accomplir ? Si j’avais comblé difficilement mes besoins de base ? Si j’avais habité une maison où l’eau s’absente de temps à autre ? Si mon salaire mensuel avait été celui du tarif horaire des pays riches ? Si je n’avais pas pu construire ni prospérer ? Si je n’avais pu me permettre le luxe de rêver ? Qu’aurais-je fait ?
J’aurais quitté ma terre natale.
Parce que quelque peu rebelle et allergique au contrôle. J’aurais fraudé le système. Telle une enfant qui aurait défié les règles trop strictes de ses parents. Aucun doute. Car même dans mon pays de liberté, j’ai jadis pleuré, séduit et menti dans le but de manipuler l’injustice de la justice.
Qui ne l’a jamais fait ?
Si j’avais été cubaine, je n’aurais pas pu permettre à la vie de me passer sous le nez. Et j’aurais tout fait pour sauter sur son dos et m’enfuir avec elle.
Mais je ne suis pas cubaine.
Je ne suis pas plus haïtienne, syrienne, congolaise,
Je suis canadienne. Je suis québécoise. C’est ce que raconte mon passeport.
Je n’ai ni château, ni souliers Versace, ni voiture de luxe. Comme la majorité des Canadiens. Mais j’habite l’opulence de la planète. Et tous les matins, tandis que je bois mon café et me prépare pour aller travailler, il y a sur cette Terre quelqu’un qui tire des plans et risque sa vie dans le but de goûter à ma réalité. Fantasme qui lui fait mal aux entrailles par son inaccessibilité.
Pourquoi moi et pas lui ? Pourquoi lui et pas moi ?
Je n’ai pas choisi de naître ici. Comme il n’a pas choisi de naître là-bas. Mon âme s’est incarnée dans le ventre de ma maman canadienne ; la sienne, dans le ventre de sa maman cubaine.
C’est tout. Rien de plus. Mais j’aurais pu naître ailleurs. À Cuba. En Corée du Nord. En Haïti. En Syrie. Au Congo. Au Niger. En Irak. Dans une boîte en carton.
Ma vie aurait été une tout autre histoire. Et mon plus grand souhait aurait été de quitter mon pays.
Mais qui au Canada pense à s’évader du Canada ? Personne. Sauf pendant l’hiver. Tandis que le Sud rêve de s’enfuir dans le Nord, nous partons vers les palmiers. Et pour nous y rendre, nous prenons l’avion, alors qu’eux empruntent souvent la voie dangereuse : celle de l’illégalité.
Nous le savons bien, sur ces plages paradisiaques, le soleil brille presque exclusivement pour les touristes. D’ailleurs, à Cuba, peu sont ceux qui ont vu la mer turquoise et les grands hôtels.
Mais nous, les Canadiens et les Québécois, nous savons que notre nation est loin de la perfection. Même si une bonne partie de la planète regarde notre lopin de terre avec des lunettes roses. Certes, nous habitons au pays des merveilles : lieu de toutes les possibilités où il y a sécurité, liberté d’expression, égalité des sexes.
Mais…
Il y a pauvreté au Canada. Seulement, elle ne porte pas les mêmes vêtements. Plus sournoise. Les aiguilles du temps tournent plus vite et donnent vertige et maux de tête à ceux et celles qui bâtissent maison en cet endroit froid et silencieux.
Ah le Canada… Pays où la vie s’active à l’intérieur des murs et non sur les chaises berçantes des perrons. Pays où mi casa es mi casa et tu casa es tu casa.
Bon nombre d’immigrants s’aperçoivent de nos imperfections après quelques années en sol canadien. Et parce qu’ils ont soudainement la liberté de choisir, leurs racines les ramènent sur leur terre natale. Même si un jour ils s’en sont enfuis et ont juré de ne plus y retourner.
Je rangeai mon cellulaire dans mon sac à main. Parmi les enfants qui jouaient dans le parc, il y avait cette petite cubaine, chaussée de baskets à la mode, qui me fixait. Perdue dans le brun de son regard, je m’évadai. J’imaginai un monde où le premier critère d’embauche des politiciens serait l’intensité de leur amour pour l’humanité. Car s’ils avaient à cœur leur patrie, ils sauraient la servir, la guérir et jamais ils ne pourraient tolérer la voir souffrir. Mais on ne peut pas bien aimer si on ne comprend pas l’autre. Pour se faire, on doit sortir de chez soi et rejoindre cet autre dans sa réalité. S’armer de patience et de compassion. Oui, la capacité d’amour devrait se retrouver sur le curriculum vitæ des ministres, dictateurs et présidents.
Et plutôt que de tout mettre en place pour que jamais les gens ne s’enfuient de leur pays, faisons en sorte qu’ils désireront y bâtir maison.
Car là où règne la liberté, toujours ils reviendront.