La brise souffle dans mes cheveux encore mouillés. Les employés du bar s’affairent à satisfaire les clients les plus exigeants. L’odeur du café se faufile jusqu’à ma table. Le guitariste fait chanter cette nuit de pleine lune. On jurerait même que les étoiles dansent dans le ciel. La mer se berce au loin, bruyante, et les vagues meurent sur le sable blanc des plages endormies.
Assise sur une terrasse à Cayo Santa Maria, je savoure ma sangria. Je ne bois jamais d’alcool. Sauf ici.
J’ai aussi changé d’identité l’instant d’un voyage. Sì, los Cubanos me llaman Claudia. And I like it ! L’idée d’être une autre me plait et m’envahit d’un sentiment de liberté que j’ai rarement caressé. Il n’y a personne pour me surveiller, pour me dire si mes faits et gestes correspondent au portrait que tous ces autres ont de moi. Ici, sous des regards inconnus, je peux exister sans conditions ni restrictions. Je peux me permettre d’exprimer certaines facettes de ma personnalité dont hier encore je soupçonnais à peine l’existence.
Je ris, jacasse, me confie à des étrangers rencontrés il y a trois jours. Si ce n’était d’eux, je dînerais seule, au restaurant romantique, tout comme je l’ai fait, sans gêne et tout à fait à l’aise, le soir de mon arrivée. Enfin, la certitude de m’être débarrassé de mon angoisse de solitude semble bien enracinée dans les profondeurs de mon être. C’est que j’avais inscrit cet objectif dans mes papiers de secret, en début d’année.
Je lève la tête, regarde la toile noire scintillante et déguste chaque seconde de ces vacances improvisées.
Et dire que j’ai réservé ce voyage en moins de temps que ça me prend pour me procurer une paire de bas. Je ne saurais dire s’il s’agit d’un vent de folie ou d’un changement de cap. Moi qui hésite toujours lorsque vient le moment de me lancer, de sauter, de m’engager, de choisir… J’ai acheté ce billet sans compter, ni planifier, ni réfléchir. J’ai suivi la voix de mon cœur, de mon intuition. Après avoir réservé un séjour tout-compris, j’ai éclaté de rire. Je me jugeais un peu folle de partir seule dans le Sud, à la dernière minute.
J’ai toujours marché le chemin de la sagesse. Étrangement, plus je gagne en maturité, plus je me laisse aller. Oui, je crois bien vivre ma crise d’adolescence à rebours. Comme si d’avoir trouvé ma véritable identité me permettait cette liberté d’expression, loin d’être celle d’une révolte face au cadre de la société. Une liberté d’Être — ou du cœur — tout simplement.
Même si j’ai l’étoffe d’une petite poule mouillée — je dois l’avouer —, depuis le début de l’année, je me tiens bien droite face à mes démons intérieurs et extérieurs. Un à un, je les transforme en alliés, en amis, car l’exaltation de les affronter est telle qu’elle me donne l’impression de planer. Puis j’y gagne toujours quelques brins de confiance pour resserrer les lacets de mes souliers.
Je quitte ma constellation de pensées et reviens parmi ces gens.
À la demande d’une élégante septuagénaire, le guitariste interprète la chanson My Way de Frank Sinatra. Puis, debout, parmi tous ces touristes, la dame prend la pose d’une danseuse professionnelle. Vêtue d’un bel habit blanc, et coiffée d’un chignon d’argent, elle étire ses ailes, tout comme le font les plus gracieuses ballerines. D’un air concentré, elle entame un numéro improvisé, seule. Elle tourne, avance, recule. Ses bras s’élancent dans tous les sens, animés par l’émotion de la chanson. Tout le monde la regarde. Ça fait rire les plus jeunes qui la croient atteinte d’une quelconque maladie. Quant aux plus vieux, certains envient son audace, d’autres ressentent un malaise. Ainsi les gens réagissent lorsque quelqu’un agit en dehors des normes établies. Mais moi, je m’émerveille face à son courage. Une fois la chanson terminée, les applaudissements surgissent. Émue, elle essuie l’océan de ses yeux et retourne auprès de son mari. Puis, je me lève et me dirige vers elle. Je dois lui dire que je la trouve magnifique, élégante. Car voilà le genre de compliments que l’on réserve trop souvent pour la jeunesse. Et pourtant… Cette dame m’avoue alors qu’elle a toujours dansé. Toujours dansé dans sa tête. Ce soir, son rêve s’est évadé de sa raison, il a glissé jusque dans un cœur et, avec un peu de courage, s’est transformé en réalité.
J’ai patienté 8 ans avant de m’offrir des vacances. Les prétextes abondaient lorsque venait le temps de passer à l’action. Finalement, après avoir lu un livre qui suggérait de prendre des décisions en cinq secondes, j’ai eu l’audace de quitter le pays sans réfléchir, et ce, même si les conditions ne se voulaient pas idéales. Car attendre le moment parfait pour réaliser un rêve, partir en voyage, se séparer, s’engager, changer d’emploi, retourner à l’école, déménager… c’est comme de demander à la vie de nous dérouler le tapis rouge afin que nous puissions agir sans craindre le pire. Mais puisque la perfection n’habite pas ce monde, nous regardons le train s’enfuir. Encore et toujours. Des fois, toute une vie. Nous marchons comme de bons petits soldats sur les planches carrées de la prison de l’humanité. Et si, contrairement à ce que l’on peut penser, la véritable sagesse se voulait déraisonnable ? Et s’il fallait faire comme les oisillons ? S’il fallait sauter en bas du nid ? Et si la vie, la vraie, se trouvait là ? Oui, si elle nous attendait quelque part, dans les airs, prête à nous attraper au vol ?
Chose certaine : il n’y a rien de plus libérateur et de satisfaisant que de faire ce que l’on n’ose jamais faire. Je vous mets au défi d’essayer. Et si vous ne vous en sentez pas capable, parce que vous avez trop peur, faites comme moi : comptez à rebours cinq secondes et changez d’identité pour un instant. Ainsi, vous trouverez peut-être la sagesse de sauter en bas de votre confort inconfortable quand votre cœur vous l’ordonne.